Saturday, February 1, 2014

PHILOSOPHICAL ANALYSIS OF THE EQUILIBRIUM OF ECONOMIC STABILITY


(*) Pour une meilleure compréhension du texte, s'il vous plaît connaître la signification des termes  positivists - Lexicon - Annexe VI - Glossaire des principaux du Auguste Comte - page 329, LIVRE: Science Morale Theoric Positive ou  Science du Construction ou Psychologie  Scentiphque.  http://www.doutrinadahumanidade.com/livros/ciencia_moral_positiva_r22.pdf



(ANALYSE PHILOSOPHIQUE)*

DE LA STABILITÉ

DE L'ÉQUILIBRE ÉCONOMIQUE

                              Pierre Laffitte –  La  Revue  Occidentale –1892 – tome 6, No 4 , pp 35 à 74 – Paris – France


ORDRE  ET PROGRÉS

Le travail que je publie aujourd’hui contient, avec de nou­veaux développements, la plus grande partie du discours que j’ai prononcé à Paris (10, rue Monsieur-le-Prince), dans la réunion positiviste du 5 septembre 1867, commémorative de la mort d’Auguste Comte (1).

Il a pour but d’appeler l’attention du public sur la nécessité, tant au point de vue social qu’au point de vue industriel, de la conservation et de la stabilité dans les phénomènes écono­miques.

L’insuffisance de  l’économie politique pour diriger l’ordre industriel, les dangers croissants de cette doctrine absolue sont si évidents, qu’il était vraiment urgent d’appliquer la science sociale à une appréciation plus convenable de l’activité industrielle, pour fournir à cette activité une meilleure direction. La science sociale ne peut être, en effet, un simple jeu académique :  elle doit éclairer la pratique et  montrer par là sa principale efficacité ;  outre que ses applications sont la meilleure vérification des conceptions de la science abstraite, vérification qui sert à. son tour à modifier des vues trop im­parfaites.

Je sais combien je dois choquer les préjugés régnants et triomphants en appelant aujourd’hui une attention prépondé­rante sur l’importance de la stabilité dans l’ordre économique;(1 ) Voir la Politique positiue do Semerie 1872. mais, à cet égard, la science ne doit avoir que puni de con­descendance pour les préjugés.

Elle a pour but de voir et  d’exprimer la réalité des choses, et elle doit diriger l’opinion et non être dirigée par elle. C’est aux hommes d’Etat à tenir compte des opinions régnantes, en tant que ces opinions constituent ellèctivement un fait social que la pratique ne doit pas dédaigner, maïs prendre au con­traire en sérieuse considération. Il ne doit pas en être de méme des philosophes, ils doivent voir les choses telles qu’olles sont et les dire telles qu’ils les voient, en mettant seulement, dans l’expression de leurs pensées, une indul­gente modération qui s’allie du reste très bien avec une inébranlable fermeté.
               
                   La science sociale, établie enfin par Auguste Comte sur des bases positives, permet désormais de s’élever à une appréciation des faits et des Lois  de l’ordre industriel plus réelle et plus complète que celle accomplie par l’économie politique. Celte dernière doctrine n’a pu avoirt1u’une valeur transitoire, désormais tout à fait (puisée; Car les principes si bien établis par les Quesnay, les Hume, les Turgot, les Smith, ne pouvaient constituer qu’un travail admirable, du reste, mais purement préparatoire, attendu qu’une telle appréciation de l’ordre industriel l’isolait ïrrationnellement de tons les autres phénomènes sociaux, qui lui sont si intimement connexes.

                   Puissent ces démonstrations et cas conceptions nouvelles agir sut les esprits rélléchis et convenablement préparés àl’étude de telles questions ! C’est ainsi que pourra se former enfin une nouvelle impulsion mentale qui calme l’agitation maladive de l’industrie orcidenl,ale et lui substitue graduelle­ment un mouvement lentement progressif dans lequel le pro-grés sera toujours subordonné à l’ordre. Par lit pourront être évitées, au milieu, néanmoins, d’un fécond développement, ces perturbations incessantes si profondément désastreuses pour la situation matérielle, surtout des masses laborieuses, et dont la réaction morale est chaque jour plus fâcheuse.

                          En somme, le résultat définitif de notre travail sera d’établir sur des hases scientifiques inébranlables de nouvelles règles morale sociale.

Toute grande rénovation religieuse a toujours été caractérisée, dans l’évolution du notre espèce, par l’établissement de nouveaux devoirs. Le Positivisme la plus complète et la seule définitive des grandes construtions religieuses, n’échappe point à une telle loi, et satisfait au contraire avec plus de plénitude qu’aucune des reltaions préparatoires. Nous voyons, par ce simple énoncé, combien est grande l’erreur de ceux qui pensent que l’état normal de notre espèce doit consister àdonner aux hommes des moyens, de plus en plus puissants, d’user et d’abuser, en les dégageant de plus en plus de tout frein et de toute régle. Dans cette manière de  concervoir  l’état social, chacun de nous serait limité, dans l’indépendance de ses manifestations, non point par son volontaire assujettisse­ment à des règles morales démontrees, mais seulement par les intèréts froissés des autres hommes. 

Si de telles doctrines pouvaient prévaloir, elles amèneraient la dégradation de notre espèce. Mais, heureusement, il n’en est pas ainsi, et méme, si nous voulons saisir ce qui, dans ces doctrines perturbatrices, a pu séduire des âmes intelligentes, nous consta­terons que cela tient au sentiment mal analysé de la nécessité d’éliminer graduellement. sans y arriver jamais complète­ment, l’intervention de la. force purement matérielle dans l’accomplissement de nos diverses fonctions. Le Positivisme satisfait aux diverses conditions du problème en proclamant, d’un côté, lassujettissement de chacun de nons à des devoirs de plus en plus étendus, mais en démontrant aussi, d’un autre côté, que leur accomplissement doit devenir de plus en plus volontaire, de manière à concilier ainsi la subordination avec la dignité en d’autres termes, cela revient à dire que nous serons de moins en moins gouvernés, à mesure que nous gouvernerons de plus en plus nous-mêmes. C’est là un type idéal que nos chevaleresques ancètres ont pressenti; nous acceptons leur programme et nous pourrons le réaliser, grâce à une doctrine plus réelle que la leur, et  à une situation plus favorable.

Mais si la conclusion de notre travail doit consister à formuler les nouveaux devoirs que le Positivisme vient de faire enfin pénétrer dans l’ordre industriel, il est convenable, par suite, d’insister un peu, dans cette introduction, sur la vraie théorie scientifique du devoir.

La théorie générale du devoir a été jusqu’ici à peine entre­vue par les doctrines théologico-métaphysiques. La philosophie, devenue positive ou scientifique, peut enfin aborder ce grand sujet et en construire une théorie vraiment positive. Et d’abord, qu’est-ce que le devoir ?

Le devoir est l’expression formulée des conditions de notre concours à l’existence d’un titre collectif (Famille, Patrie, Humanité). Cette définition n’est rien autre chose, suivant le ca­ractère des vraies définitions scientifiques, que l’expression systématique de l’idée que le bon sens universel a de tout temps attachée à l’idée du mot devoir. C’est là un fait expérimental et universel de notre nature. La science, qui est le prolongement du bon sens universel, a pour but d’analyser et de coordonner ce grand fait, cette grande notion, afin d’en accepter ce qui est nécessaire et d’en modifier ou perfection­ner ce qui est modifiable.

Le devoir constitue-t-il une fonction simple et élémentaire du coeur ou de l’esprit, irréductible en d’autres éléments, ou bien est-il une fonction composée résultant du concours habi­tuel d’autres fonctions simples.

Cette haute question, une des bases de la systématisation de la morale, a donné lieu à diverses solutions, mais qui se ressemblent en ce sens qu’elles font du devoir une fonction simple. Pour les uns le devoir se ramène aux sentiments sym­pathiques; pour d’autres elle est une vue de l’esprit; et, enfin, Kant en fait une fonction simple, sui generïs.

Mais ces solutions, quelle que soit l’éminente valeur des di­vers apercus qui les motivent, ne sont point conformes àune saine analyse scientifique. Le devoir est une fonction composa du cerveau résultant du concours de fonctions simples, qui donnent ainsi lieu à une résultante ou force unique.

Le devoir résulte, en effet, du concours des sentiments sympathiques qui nous inspirent le dévouement à d’autres êtres, surtout collectifs, et de l’intelligence qui détermine les conditions de ce concours. De cette combinaison constante d’un penchant et dune opinion résulte bientôt chez l’hommet; le sentiment du devoir proprement dit, ou la disposition àconformer notre conduite aux conditions nécessaires des existences collectives auxquelles nous sommes attachés. La conscience, à chaque époque, est pour un homme l’ensemble des dispositions habituelles à l’accomplissement des divers devoirs, et le remords n’est rien autre chose que l’émotion pénible qui résulte de la non-satisfaction de chacune de ces dispositions distinctes. Car il y a autant de remords distincts qu’il y a de devoirs élémentaires. Il résulte de là que la no­tion de devoir n’est pas absolue, mais variable, sans être arbi­traire. Elle se développe graduellement avec la marche de l’Humanité, comme l’histoire le constate d’une manière éclatante, ce qui vérifie, d’un autre côté, la nature composée de la notion du devoir. Car si c’était on sentiment ou penchant simple de notre nature, il ne pourrait ètre modifié que dans son intensité, non dans sa nature.

On comprend dès lors que les devoirs augmentent en nombre et se précisent davantage avec l’évolution de l’Humanité. Cela tient à la nature même de l’évolution sociale, où les rapports augmentent à mesure que l’évolution s’étend et par suite se complique. Si les devoirs n’augmentaient pas en nombre et en précision avec l’extension de l’évolution humaine, la société deviendrait contradictoire et se dissoudrait.

D’un antre côté on peut dire aussi que les devoirs dans chaque société deviennent, pour un individu, d’autant plus précis et plus nombreux que cet individu occupe une position plus élevée dans la hiérarchie des fonctions sociales. L’exa­men de toutes les sociétés en offre une preuve évidente, et la théocratie hindoue nous en montre un exemple caractéristique en faisant du paria l’homme qui n’a pas de devoirs.

La grandeur de la civilisation humaine, ce qui l’a différenciée de plus en plus de l’existence animale, a consisté précisément à assujettir à des devoirs, ou obligations de plus en plus précises, nos diverses fonctions même personnelles le principe de ces obligations résultant de ce que les divers modes d’accomplissement des fonctions personnelles ont des conséquences qui ne sont nullement indifférentes aux autres hommes. C’est ainsi que la nutrition, l’instinct sexuel, etc.’ont été assujettis, et doivent l’étre de plus en plus, à des obligations distinctes.

Ces diverses obligations, passant de l’état d’habitude, constituent Ies préjugés; le mouvemente  de la civilisation doit établir un nombre croissant de préjugés. Plus un être occupe une place basse dans la hiérarchie des êtres civilisés, et plus le nombre de ses préjugés est faible. Le sauvage n’en a guère, et l’animai pas du toot; Ces préjugés, bien entendu, devant toujours étre susceptibles de démonstration.

    L’anarchie actuelle de l’Occident ne doit pas nous faire illusion à ce sujet. Le Positivisme, continuant la grande tradition, manifestera son avènement cn proclamant de nouveaux devoIrs.

Le grand caractère lu Positivisme, à ce sujet, est d’assujettir pour la première lois, d’une manière systématique, l’industrie à un ensemble de devoirs moraux et sociaux. Non point que jusqu’ici ce mode d’activité en ait été. complètement dépourvu, mais ie règlement moral de l’industrie était pure­ment indirect, sans direction systématique et régulière, même dans le régime théocratique proprement dit. Le catholicisme même, qui est l’état te plus systématique du tliéologisme, n’a pu aborder la morale sociale proprement dite, si ce n’est par de vagues conseils de charité. Mais l‘évolution donne à industrie un caractère à la fois civique et moral: tel est le grand but que le Positivisme veut atteindre. Formuler les devoirs qui résultent de cette grande transformation dans la conception de la vie industrielle, telle sera la conclusion principale de notre travail,

PREMIER PARTIE



1.--  Vue générale de la situation économique actuelle de l’Occident.

L’Occident marche, avec une rapidité croissante et une fébrile excitation, vers une prépondérance absolue de l’activité industrielle. Mais ce régime nouveau se substitue au ré­gime antique, sans direction, sans coordination quelconque. Il en résulte que le développement continu de cet industrialisme sans frein amène d’inévitables excès qui menacent d’altérer profondément l’organisme social et d’amener finalement, dans le type humain, une réelle dégradation mentale et morale, qui bientôt  mème compromettrait ces progrès ma­tériels dont nous sommes si exclusivement et si aveuglément fiers.

            Adriano Benayon (AB). Dans la deuxième moitié du XX siècle et au tournant vers le XXI siècle, la dégradation a encore grandi par l’asujettissement de l’industrialisme aux interêts financiers. La grande fraude est liée a la manipulation de l’argent, y compris de quantités inimaginables d’argent electronique.

L’activité guerrière est spontanément sociale, comme l’es­prit théologique est spontanément général: car toute guerre exige nécessairemeiit un concours, dont les conditions sont facilement appréciables pour tout le monde ; attendu que chacun se rend immédiatement raison des dangers person­nels et collectifs que présente une violation, même passagere, d’un tel concours, Aussi est-ce surtout la guerre qui a fondé les cités et la patrie, qui a construit, enfin, la vie sociale caractérisée par la solidarité des contemporains, et surtout par la continuité des générations aussi, la guerre était l’apanage exclusif des hommes libres. Elle a fait des citoyens.

L’industrie, au contraire, personnelle au début, et nécessairement analytique, n’a pas pu prendre encore un caractère à la fois synthétique ni. social, malgrè la longue évolution déjà accomplie. Ce n’est que de nos jours que le Positivisme a pu enfin concevoir la systématisation industrielle, en y introduisant le point de vue social qui lui a été jusqu' ici étranger, et cette grande transformation dans le caractère de l’activité pratique, constitue une des plus profondes évolutions que puisse accomplir notre espècie.

Ainsi, le caractère primitivement servile de l’industrie se conserve de nos jours d’une manière évidente, et avec d’immenses dangers actuels. Ce caractère n’apparait que trop chez les plus puissants industriels comme chez les plus modestes prolétaires, sauf d’éminentes mais bien peu nombreuses exceptions. 

Nous voyons, en effet, les possesseurs d’immenses capitaux admettre, couramment et systématiquement, à la manière des esclaves antiques, que le travail indus­triel n’a qu’un but purement personnel. Emanés l’une classe primitivement servile, ils repoussent même vivement toute tentative de donner à la richesse un caractère social et civique. De pareils sentiments rendent cette classe habituellement aussi incapable qu’indigne de participer au gouvernement général, si ce n’est d’une manière subalterne. Et en fait, outre quelques représentants des anciennes classes aristocra­tiques, le gouvernement appartient essentiellement à cette partie de la bourgeoisie adonnée aux professions justement qualifiées de libérales.

On doit donc considérer la tentative saint-simonienne de donner le pouvoir aux industriels non régénérés, comme une théorie dangereuse et dégradante. Car si elle pouvait se réaliser, elle confierait la direction à des hommes vraiment indignes, puisqu’ils gouverneraient avant d’avoir été préalablement élevés du rang d’esclaves à celui de citoyens, avant d’avoir pris les moeurs et les habitudes convenables aux fonc­tions supérieures.

AB. Que dire d’un homme tel que l’actuel président du Brésil (2005)! Néanmoins, ses deux prédecesseurs sont non moins méprisables, et ils viennent de milieux considerés comme plus élevés par rapport à celui de M. Lula.(Brazil)

Le danger d’une telle théorie était d’autant plus grand qu’elle contenait intrinsèquement une part considérable de vérité, en annonçant la prépondérance finale du régime industriel. Elle a, par ces diverses raisons, considérablement contribué à rendre plus désastreuse la situation actuelle.

La libération totale des travailleurs pendant le moyen âge, libération qui a été la condition fondamentale de tous les progrès spéciaux de l’industrie, a donc produit la situation actuelle où tous les éléments de l’ordre nouveau sont préparés, mais ne sont nullement systématisés. C’est cette systématisation que le Positivisme vient leur apporter.

Dès le XVIII siècle, la prépondérance industrielle était assez grande pour attirer, sur cet ordre de phénomènes, l’attention des esprits philosophiques; d’un autre côté, l’évolution scientifique était assez avancée pour qu’ou pût au moins tenter d’ébaucher, sur ce sujet, une théorie vraiment positive. Cette situation donna lieu à une série de travaux théoriques qui accomplirent une analyse scientifique des phénomènes industriels. Cette appréciation scientifique, fort remarquable, quoique très insuffisante, fut due aux méditations de Quesnay, de Turgot, de Hume, d’Adam Smith, et elle a reçu plus tard, sous le nom d’économie politique, une très vicieuse consolidation. Car elle a été finalement constituée dans un isolement irrationnel de la science sociale, dont elle ne doit être qu’un chapitre. Cultivée depuis par des esprits plus littéraires que scientifiques et nonassujettis à une convenable préparation, elle sert trop aujourd’hui à justifier le maintien indéfini l’anarchie économique.

 La science sociale positive et complète peut et doit enfin donner, à de tels travaux, une impulsion féconde à la fois théorique et pratique ; car nous ne perfectionnons la théorie qu’afin de mieux éclairer la plus haute pratique sociale, où se troilve, d’ailleurs, la plus convenable vérification expérimentale des méditations purement scientifiques. Mais, avant d’aller plus loin, je dois résumer philoso­phiquement les résultats de cette élaboration des grands pen­seurs du XVIII siècle, car je pourrai ainsi définir scientifiquement la situation à ce sujet, de manière à en constater les nécessités, et à en déduire un ensemble de devoirs qui, librement et graduellement adoptés, puissent remédier aux inconvénients actuels, et préparer un ordre plus normal.

Il.— De la division du travail.

En considérant l’ensemble de la vie industrielle, on a bientôt vu qu’elle reposait essentiellement sur la division du travail, c’est-à-dire sur la décomposition du travail industriel en fonctions vraiment distinctes et accomplies par des personnes différentes. Ce principe n’est, du reste, qu’ un cas particulier du principe général entrevu par Aristote et constitué par Auguste Comte, qui en a fait une des bases de la statique sociale (1).

A. Smith a surtout insisté sur cette considération, implicitement admise par ses prédécesseurs Hume et Turgot, qui étaient, du reste, des penseurs d’un ordre plus élevé.

(1) L’incomparable Aristote découvrit en effet le caractère essentiel de toute organisation collective, quand il la fit consister dans ta sépa­ration des offices et la combinaison des efforts. On conçoit à peine que les économistes modernes aient osé s’attribuer cette lumineuse conception, quand leur empirisme métaphisique  la rèduisit à une simple dé­composition industrielle que le prince des philosophes avait dédaignée. Dans son état initial, elle eut réellement toute l’étendue qu’exigeait son usage systématique. Mais elle ne pouvait suffisamment fonder la vraie théorie de l’ordre que quand l’ensemble de l’évolution humaine aurait assez indiqué la nature et le classement des principales forces sociales. Cette condition nécessaire étant ici remplie, le génie dl’Aristote m’a douc préparé la base normale d’une telle construction. « Auguste Comte, Politique Positive, tome Il, p. 281.

On a longuement disserté sur un tel sujet, même d’une manière souvent purement littéraire et déclamatoire, en montrant à satieté l’utilité industrielle de la division du travail, sans insister sur ses inconvénients désormais si graves. Car par cette division exagérée et sans contrepoids, on forme d’habiles producteurs, mais en cessant de faire des hommes. Néanmoins, une telle analyse scientifique, quelque imparfaite qu’elle soit, et méme quelque dangereuse qu’elle soit devenue par son irrationnel isolement, était strictement nécessaire. Aussi, nul esprit réfléchi ne peut maintenant refuser d’admettre ce théorème la vie industrielle tout entière est fondée sur la division du travail ou sur la décomposition en fonctions économiques, exécutées par des agents distincts.

Cette décomposition s’est graduellement étendue et consolidée, et a donné lieu, dans tous les pays, à des fonctions diverses, et qui sont, les unes par rapport aux autres, dans des relations necessaires.
La considération des relations des diverses fonctions economiques entre elles est un complément logique du principe de la division du travail. Mais avant même que ce théorème fût suffisamment analysé par Smith, il avait été implicitement admis par le grand Hume (1), et avait fourni à celui-ci la découverte d’un principe capital, logiquement subordonné au premier.

Ce principe, que l’on doit désigner sous le nom de théorème de Hume, consiste au fond en ceci:
«Les industriels se divisent néssairemnent en agriculteurs et manufacturiers. Les premiers constituent la base nécessaire de tout l’ordre économique, en fournissant les aliments et les matières premières, que les autres transforment et transportent ".

1 » Discours Politiques, traduits de ‘anglais, 1754 . Di scours premier Du commerce .

  Cette décomposition binaire de la hiérarchie industrielle conduit ensuite Hume à ce principe:
  
  «Toutes les classes sociales vivent de l’excès de la production des classes agricoles sur leur consommation. C’est cet excès qui permet l’existence dles autres fonctions economiques, et de toutes les antres fonctions sociales quelconques. C’est de la quotité de cet excès que dépendent la vie sociale tout entière et tous les progrès de la civilisation. Car cet excès seul permet l’existence des classes théoriques, source de toute évolution. Cette conception a été entrevue aussi et développée par les physiocrates, et les  a conduits aussi à une décomposition binaire de la hiérarchie industrielle, mais sous une forme moins satisfaisante que dans la décomposition due à Hume.Ils décomposaient, en effet, la hiérarchie sociale en agriculteurs et salariés; les salariés, contenant toutes les fonctions, depuis les rois jusqu’aux cordonniers, conçus les uns et les autres, comme ,avés et nourris par la classe agricole, seule vraiment productive.

AB. Ce principe du réactionnaire Hume, adopté par les non moin réactionnaires physiocrates, est par trop primaire. D’ailleurs les agriculteurs acquierent eux aussi des biens produits par l’industrie, y compris leurs machines, tracteurs, etc.

Hume ne formule point le principe avec la précision scientifique que nous pouvons désormais y introduire, mais il résuite très nettement, pour tout esprit philosophique, d’une pénétrante analyse. Du reste, Hume a apprécié la réaction si capitale de la classe manufacturière (manufacturïers, commerçants et banquiers) sur la classe agricole prorement dite, base de tout le reste, cette action et cette réaction des deux grands éléments de la hiérarchie industrielle constituant l’ordre économique.

Néanmoins, outre une trop imparfaite formumulation, que nous complétons aujourd’hui, Hume n’a pas suffisamment décomposé ensuite la classe manufacturière en ses trois éléments manufacturiers, commerçants, banquiers. Mais ce profond génie sentait mieux que les grands penseurs, ses contemporains, l’impossibilité, d’une vraie théorie positive de la vie industrielle, dont il comprenait trop, quoique confusément, la relation nécessaire avec la fondation de la science sociale. Aussi s’est-il sagement borné à des essais, mais où éclate la pénétration de cette haute intelligence. On peut, dans un autre genre, le comparer à Diderot  «l’un et l’autre comprenant très bien que la fondation de la sociologie et de la morale était  prématurée, et qu’il fallait se borner à des essais préparatoires (1).

(1) Auguste Comte le premier a donné une conception positive de l’ensemble de la vie économique en concevant que les diverses fonctions distinctes de l’ordre industriel Agriculture, Manufacture, Commerce, Banque,, se coordonnent en une hiérarchie naturelle, et que la dependance spontanée de ces diverses fonctions les unes par rapport aux autres est réglée par le principe de tout  classement positif. De plus, il a rigoureusement démontré que chacune do ces fonctions industrielles distinctes présentait nécessairement la décomposition d’ entrepreneurs et travailleurs. Pour la première fois enfin l’ordre industriel a pu étre conçu  dans son ensemble sans être séparé ni isolé de la vie sociale tout entière. Ainsi s’est fondée une vraie science sociale propre à diriger la pratique, et dont la fécondité croissante contrastera avec l’insufflsance de la prétendue science de l’économie politique qui, à cause de son irrationnel isolement et de sa culture littéraire, n’offre progrès vraiment capital depuis les ingénieux aperçus de Quesnay, Hume, Turgot, Ad. Smith.


III.   De l’équilibre économique spontané.

Mais cette décomposition, même en la concevant comme une analyse purement préliminaire de la vie industrielle en fonctions économiques distinctes et liées entre elles, restait une théorie profondément imparfaite tant qu’on n’avait pas suffisamment apprécié les conditions suivant lesquelles con­courent ces diverses fonctions. En un mot, l’ébauche préliminaire d’une théorie positive de la vie industrielle exigeait que l’on démontrât que les dïverses fonctions économiques concourent entre elles, de manière à arriver à un équilibre naturel et à former un ordre spontané.

On ne s’est élevé que par degrés à un théorème si capital; et même sa formulation définitive appartient au Positivisme, car ce théorème a été admis d’abord plus implicitement qu’explicitement. Mais, néanmoins, il résulte des travaux des grands économistes du dixhuitième siècle, et surtout on l’aperçoit dans tes conceptions dues au génie synthétique de Quesnay.

Hume démontra d’abord que, nonobstant tous les obstacles artificiels quelconques, il tendait toujours à s’établir un niveau monétaire. Car, d’après lui, malgré les obstacles artificiels de la politique, l’argent reste toujours, au bout d’en certain temps, dans un rapport determiné avec le développement agricole et manufacturier de la population.

Il y a donc, quant au rôle de la monnaie, un équilibre ou un ordre naturel économique, qui tend toujours à s’établir, malgré les obstacles artificiels qu’on lui oppose.

Les economistes français établirent un tel théorème quant au blé; ils firent voir qu’il tendait toujours à s’établir, entre la production et la répartition du blé, et les autres fonctions économiques, un équilibre ou ordre naturel qu’il fallait bien se garder de contrarier, sous peine des plus grands dangers.

«  La valeur vénale dus denrées, le revenu, le prix des salaires, la population, sont liés entre eux par une dépendance réciproque, et se mettent eux-mémes en équilibre, suivant une proportion naturelle, et cette proportion se maintient toujours lorsque le commerce et la concurrence sont entièrement libres.

«  La chose est évidente dans la théorie; Car ce n’est pas au hasard que les prix des choses se sont fixés;
 cette fixation est un effet nécessaire du rapport qui est entre chaque besoin des hommes et la totalité de leurs besoins, entre leurs besoins et moyens les satisfaire; il faut bien que l’homme qui travaille gagne sa subsistance, puisque c’est le seul motif qui l’engage à travailler; il faut bien que celui qui le fait travailler lui donne cette subsistance et achète, par ce moyen, le travail du salaire, puisque sans ce travail il ne pourrait avoir ni revenu, ni en jouir» — (Turgot, Lettres à l’abbé Terray) .

On peut voir ce point capital des idées de Quesnay et de Turgot nettement exposé par  Condorcet  (I ). (1) Du Commerce du Blé, par Condorcet.

Cette notion d’un ordre naturel économique était, au fond, très implicitement compris dans la conception du tableau éconornique; et Mercier de la Rivière, qui appartenait à une telle école, put
écrire son livre: De l’ordre naturael et esssentiel des sociétés humaines, dont le titre est vraiment décisif.

De telle sorte que, par ces analyses sucessives, les économistes purent arriver à cette conception fondamentale, résultat implicite de leurs travaux: les diverses fonctions économiques, necessairement distinctes, abandonnées  à elles-mêmes tendent à certain équilibre et à ordre spontané ou naturel.

Du reste, ces illustres penseurs ne faisaient que démontrer, dans l’ordre économique, l’assujettissement des phénoménes sociaux à des naturelles de similitude et de succession. Leurs travaux concouraient ainsi, avec les méditations superieures des Vico et des Montesquieu, à préparer les bases d’une science vraiment positive, dont la fondation définitive, par Auguste Comte, devait constituer l’oeuvre mentale caractéristique du dix-neuvième siècle.
  
  Malgré l’insuffisance de leurs théories, ces illustres penseurs purent néanmois admirablement servir la pratique sociale, parce que, sous l’impulsion des nobles sentiments, ils purent appliquer une ébauche sans doute, mais une ébauche vraiment scientifique e positive.

 

SECONDE PARTIE


DE  LA RELATION DE L’ABSTRAIT AU CONCRET
OU DE
 LA THÉORIE  A LA PRATIQUE,
 DANS L’ORDRE ÉCONOMIQUE.

I) Des dangers de la consideration exclusive et  absolue de l’ordre  économique.
On peut donc que le résultat général qui se dégage de tous les travaux des grands économistes de XVIII siècle, dont nous avons aujourd’hui que l’indéfinie répétition, se réduit, comme nous venons de le voir, au théorème suivant: Il s’etablit, au bout d’un certain temps, et spontanément, entre les diverses fonctions distinctes de l’ativité industrielle, un équilibre qui constitue l’ ordre naturel économique.

  Ce n’est pas qu’aucun économiste, à ma connaissance du moins, ait formulé un tel théorème général: mais il se dégrage nettemente et facilement  des travaux de Quesnay, Turgot, Hume, Adam Smith. Mais si, en proclamant une telle proposition, ces illustres philosophes en ont tiré une critique négative, utile quoique trop absolue, du régime ancien, et aussi des conséquences  pratiques d’une  immense utilité, le mérite de ces  applications a beaucoup tenu à ce qu’ils ont corrgié, sous l’influence de leur grandeur propre et de leur situation, les dangers de cette proposition trop exclusiviment considérée.      

Car, on ne doit pas l’oublier, ces penseurs étaient profondément liés au mouvement de régération du XVIII siècle, et ils évitaient, en tant que philosophes, certains dangers des doctrines purement économiques. Plus tard, il n’en a plus été ainsi. Leurs successeurs, si l’on peut leur donner ce nom,
 sont devenus de purs économistes, et alors ont éclaté de plus l’insuffisance et les inconvénients d’une prétendue science économique distincte de la science sociale.

Je dois remonter ici à la source intime et scientifique des lacunes et des dangers de’l’économie politique considérée comme une science distincte, cultivée independamment de la constante considéation des autres phénomènes sociaux. C’est lá une analyse difficile et délicate, mais absolument indispensable. L’insuffisance du theóréme fondamental de l’economie politique, conçu en tant que devant diriger la pratique, tient à ce que c’est un théorème de statique sociel dans lequel on fait abstraction du temps; ce qui est nécessaire, indispensable, au point de vue scientifique, mais à condition que l’on sache ce l’on fait, et que l’on réintroduise l’elément écarté, quand on veut aborder la réalité et l’application.

Je m’explique. En statique proprement dite on étudié les conditions générales suivant lesquelles diverses forces distinctes constituent un équilibre. La considération du temps en donc nécessairement éliminée.

En dynamique, au contraire, où l’on étudie le mouvement, la considération d’une nouvelle variable, le temps, entre nécessairement, puisque le déplacement d’un corps a toujours une certaine durée.
Alors surgit l’étude nécessaire des conditions suivant lesquelles le l’équilibre subsiste pendant toute la durée du mouvement. Or, ces considérations, émanées de la mecanique rationnelle, s’appliquent à la sociologie, dans laquelle on doit considérer la statique qui étudie les conditions d’ordre et la dynamique qui étudie celles du mouvement, et les lois suivant lesquelles l’ordre persiste pendant le mouvement. Or, les économistes ont établi un théorème de statique sociale, à savoir: l’existence, au bout d’un certain temps, d’un  équilibre spontané des diverses fonctions économiques entre elles; mais ils ont ainsi conçu cet équilibre d’une manière absolue, sans se préoccuper des conditions d’évolution, et sans mème entrevoir les lois suivant lesquelles l’équilibre économique varie aux diverses époques, en tendant vers une certaine limite idéale qui, au fond, ne sera jamais atteinte. Et c’est au nom de cette limite idéale qu’ils ont prétendu diriger la pra­tique. Il y a donc là, malgré une importante mais passagère utilité, une insuffisance croissante et des dangers croissants aussi. Cette insuffisance et ces dangers sont de nature analogue à ceux que nous offrent, en mécanique, les esprits incomplets qui, n’ayant l’ait que des études de statique, sont amenés à poursuivre la réalisation du mouvement perpétuel.

Une seconde source d’erreur, c’est que, méme en restant au simple point de vue de la statique ou de l’équilibre, les économistes sont encore incomplets, par suite constamment exposés à l’illusion, comme les théoriciens trop abstraits quand ils veulent aborder la pratique ou l’éclairer de leurs conseils.

En effet, l’équilibre spontané entre les diverses forces économiques n’existe pas de lui-méme, il existe comme élément d’un équilibre plus général, de l’équilibre naturel de toutes les diverses forces sociales quelconques. Sans doute l’on peut, et l’on doit mème considérer l’équilibre  économique en lui-même, mais c’est à condition que l’on sache ce que l’on fait; et surtout à condition de bien savoir et de bien comprendre qu’en considérant l’équilibre économique en lui-méme, on emploie un simple artifice de logique indispensable pour mieux étudier, mais purement transitoire, et nécessaire pours’élever finalement à la considération, seule réelle, de équilibre social lui-nième. On conçoit l’illusion profonde qui doit résulter de cet oubli pour les économistes au point de vue théorique, mais on comprend mieux encore combien doivent ètre dangereux, pour les praticiens, les conseils émanés d’une théorie si insuffisante. C’est dans cette abstraction, conçu  par les métaphysiciens économistes comme une réalité, qu’est la source intime de ces désastreuses conceptions où l’on en vient à considérer la vie économique en elle­méme, en dehors de toute morale générale et de tout civisme, sauf, depuis quelque temps, d’insignifiantes déclarations morales, habituellement placées dans les préfaces, sans aucune influence appréciable sur les conceptions elles-mémes.

Mais les considérations que je viens d’indiquer ne sont qu’un cas particulier d’une théorie générale, à savoir celle de la relation de l’abstrait au concret, ou, en d’autres termes, de la relation de la théorie, nécessairement abstraite, à la pratique, nécessairement concrète. Je vais sommairement apprécier cette haute et difficile théorie, et j’en déduirai des applications plus précises au cas de l’économie politique.

           II. Théorie générale de la relation de l’abstrait au concret ou du rapport de la théorie à la pratique.

La science proprement dite étudie les lois des divers phénomènes distincts; elle est donc nécessairement abstraite, puisqu’elle étudie chaque phénomène, considéré dans ce qu’il a de commun dans tous les corps différents qui le manifes­tent. Ainsi, la géométrie étudie les lois de l’étendue appréciée en elle-mème, indépendamment de chaque corps en particulier. La mécanique expose les lois générales du mouvement en tant qu’elles s’appliquent à tous les mouvements quel­conques, et non point tel ou tel corps en mouvement. La physique et la chimie nous présentent le même caractère.

  La biologie et la sociologie rentrent de plus on plus dans le meme cas, depuis qu’elles sont définitivement devenues des sciences positives.

Par suite même de son caractère abstrait, la science est générale, car elle étudie des conditions qui se retrouvent dans tous les cas particuliers quelconques. C’est là son im­mense avantage, mais c’est aussi son grave danger. Car lors-quoi veut passer directement de la science abstraite à la pratique, on est exposé à l’illusion, à cause de l’élimination, necessaïre au point de vue scientifique, de certains éléments qui ont cependant, sur le résultat effectif, une influence décisive. Est-ce à dire pour cela que la semence n’ait pas d’utilité pratique, et que son utilité soit purement philosophique? Il n’en est rien et il faut expliquer ici avec précision où réside la source fondamentale de l’utilité pratique des sciences abs­traites.

Les lois abstraites des divers phénomènes ont une immense utilité pratique comme l’expérience l’a suffisamment cons­taté. Car le puissant développement qu’a reçu l’industrie oc­cidentale, depuis surtout un siècle, tient àl’application qu’on y a faite des sciences abstraites (mécanique, physique et clhimie) . Une comnparaison historique rendra ceci extrémement sensible. Il suffit en effet de comparer l’industrie essentiellement concrète et empirique de la Chine avec l’industrie, à base abstraite, de l’Occident. La population chinoise est aussi active, aussi économe, aussi industrieuse que les populations occidentales, et néanmoins celles-ci sont arrivées dans l’ordre physico-chimique, grâce aux sciences abstraites orrespondantes,  à d’immenses résultats dont la Chine n’offre pas méme l’ébauche. Nous citerons, par exemple, la machine à vapeur, les applications de l’électricité, etc., etc. La Chine ne retrouve l’égalité, ou mème quelquefois la supériorité, que dans les industries, telles que l’horticulture, ou l’intervention de la science n’a pu ètre encore convenablement organisée .Le phénomène est donc incontestable et propre à frapper tout observateur judicieux.

Mais c’est l’explication, jusqu’ici trop méconnue, de ce grand fait, qu’il fallait indiquer.

L’utilité pratique de la science abstraite tient à deux con­ditions qu’il faut sommairement apprécier.

La première consiste à permettre l’examen des cas possibles, en dehors de ceux que nous présente l’observation immédiate de la réalité. De là une immense base d’action modificatrice, et la possibilité d’arriver à constituer, dans une infinité de cas, un ordre artificiel infiniment supérieur, pour nous, à l’ordre naturel, et précisément on nous appuyant sur les lois des phénoménes. On a pu ainsi, grâce à la connaissance abstraite des lois de la mécanique et de la physique, construire une puissance motrice que les lois des phenomenes géométriques nous ont permis d’appliquer à tous les cas. Car, lorsquela physique eut permnis, par l’intervention de la vapeur, de produire un mouvement de va-et-vient, la théorie abstraite de la transformation des mouvements permit d’en déduire avec une précision mathématique toute sorte de mouvements quelconques. Prenons un autre exemple pour rendre plus sensible cette explication. L’homme avait constaté, dès le début de toute civilisation, que certains corps flottent spon­tanément, tandis que d’autres sont privés de cette propriété. Ce double fait était exprimé empiriquement en distinguant les corps en légers et lourds. Mais, lorsque Archiméde eut trouvé le principe qui explique les conditions de toute flot­taison, la distinction empirique disparut, et, grâce au principe scientifique, on put concevoir la possibilité de faire flotter les corps quelconques, et mème ultérieurement, la possibilité de la flottaison aérienne.

Mais si la science abstraite permet de concevoir une infinité de cas possibles de modificabilité, que l’empirisme n’eût pas révélés, elle permet aussi, par une propriété complémentaire, de circonscrire nos essais dans des limites déterminées. Car, grâce à la connaissance des lois scientifiques des divers phénomènes, nous pouvons éliminer directement toutes les tentatives d’action pratique qui violeraient l’une quelconque de ces lois.

C’est ainsi que les applications de la science, partout où elles peuvent être faites, rendent possible la combinaison qu on aurait crue irréalisable entre l’audace et la prudence.

  Si la science rend praticables des applications que le plus audacieux rêveur n’eût osé concevoir, par un privilège non moins certain, elle introduit la régularité dans le domaine des chimères.

  C’est ainsi que, dans toutes les industries où les sciences abstraites ont pu étre appliquées, les occidentaux ont montré, et montreront de plus en plus la combinaison ce la plus haute audace  dans les entreprises, avec une grande sagesse pour l’élimination des pures utopies dans l’ordre social et moral où l’abstraction a été, en Oc­cident, introduite, maïs sais caractère suffisamment scienti­fique, nous avons vu une audace dentreprises propre aux Européens, mais sans aboutir à une convenable systématisa­tion de la pratique politique. Cela nous conduit ainsi à conce­voir, parallèlement aux diverses sciences abstraites, tino série d’arts correspondants, essentiellement relatifs aux  phéno­mènes que ces sciences étudient. On ne doit pas néanmoins oublier que, si un art a spécialement pour destination essen­tielle la modification d’un certain ordre de phénomènes, néan­moins il est obligé de tenir compte de la réaction de tous les autres; on est ainsi conduit à la double série suivante :
                                       

                              Sciences                                             Arts.
                                        Géométrie                        Arts géométriques
                                        Mécanique                        Arts mécaniques
                                        Astronomie                       Arts astronomiques
                                        Physique                          Arts physiques
                                        Chimie                             Arts chimiques
                                        Biologie                            Arts biologiques
                                        Sociologie                         Arts Politique
                                                                   Morale Théorique                Moral Pratique ou Education/Medicine,                                                                    Devers/,

Mais alors se presente une immense question que l’empirisme antique n’avait pas même pu entrevoir: le passage de l’abstrate au concret, ou en d’autres moins scientifiques, le passage de la théorie à la pratique.

Un art quelconque ne peut recevoir la constitution morale qu’en se liant à une science correspondente; c’est ainsi que l’art peut acquérir le degré de rationalité dont il est susceptible, et c’est ainsi encore que nous arriverons dans tous les ordres de phénomènes, surtout sociaux, à cette puissance modificatrice à la fois audacieuse et sage que nous avons déjà atteinte à un degré caractéristique dans l’ordre cosmologique.

Certes, nous ne pouvons meme ébaucher ici cette vaste théorie, mais la conception seule de son ensemble une jettera une grande lumière sur la question que nous examinons en ce moment: l’application de l’économie politique, conçue comme science abstraite, à l’art politique.

III)         Application de la. théorie générale de la relation de fats l’abstrat au concret, au cas de l’étude de l’ordre économique.

L’économie politique est une science abstraite, mais une science abstraite incomplète, et par suite insuffisante, à cause du caractère absolu qu’elle a encore conservé, et qui lui donne un cachet métaphysique, malgré de belles analyses spéciales.

      D’un autre côté, l’éducation d’ordinaire exclusivement littéraire de ceux qui la cultivent au XIX siècle a aggravé considérablement les inconvénients de sa primitive constitution irrationnelle.

(AB. Cela n’est pas devenu mieux, après que l’on a mathematisé les exposés d’économie.)

    Aussi voyons-nous actuellement l’économie politique devenir de plus en plus absolue, au moment où il faudrait qu’elle devint plus relative.

  Je vais appliquer, d’une manière plus spéciale, ces considérations à quelques-unes des conceptions les plus fondamentales de l’économie politique.

                   Les économistes justifient tout nouveau changement, et repoussent les plaintes souvent si légitimes de ceux qui en souffrent, en prétendant qu’au bout d’un certain temps il s’etablit un équilibre économique plus favorable que le précédent d’ordre social, et mème finalement plus avantageux à la classe primitivement lésée. Tout le monde connaît les lieux communs littéraires sur le nombre des ouvriers d’imprimerie comparé à celui des copistes.

    Mais en admettant que cela soit théoriquement vrai, comme ce l’a été, en effet, bien souvent, il n’en est pas moins vrai qu’en pratique le temps est un élément capital et dont il n’est nullement permis de faire abstraction. Remédier aux malheurs qu’entraîne sourtout de nos jours, toute grande modification économique, par la perspective du bonheur ultérieur de nos successeurs, constitue une solution dérisoire qui juge la science d’où elle émane.

Une appréciation analogue s’applique au fameux principe de l’offre et de la demande, qui n’est au fond qu’une transformation spéciale du principe de l’équilibre économique spontané. Car ce principe revient au fond à dire : qu’il s’établit nécessaireœent un équilibire, au bout d’un certain temps, entre les diverses fonctions economiques, puisque toute fonction économique aboutit finalement à un échange. Or, dire qu’il n’y a rien à faire qu’à la laisser agir ce principe sans jamais intervenir, c’est dléclarer que nous ne devons jamais perfectionner l’ordre naturel; ce qui constitue le plus complet aveu d’insuffisance qu’une science puisse faire. Ce principe revêt même un caractère finalement odieux, quand on prétend s’en servir exclusivement pour régler les relations entre les entrepreneurs et les travailleurs. Car on en arrive alors à réduire les hommes à de simples matériaux, et à justifier l’industrialisme le plus abject.

Un troisième principe de l’économie politique, qui n’est aussi qu’une autre forme du théorème de l’équilibre économique spontané, c’est la fameuse théorie du libre-échange, dont nous devons dire quelques mots à cause de l’abus singulier qu’on en a fait.

 Ce libre-échange consiste, au fond, à étendre aux populations diverses le principe de la division du travail. On admnet, de cette manière, que chaque population s’appliquera à produire ce qui convient
 le mieux à sa situation, et qu’ensuite il s’établira spontanément le meilleur équilibre économique possible entre les diverses populations livrées à des fonctions distinctes- De celte manière, l’Humanité est conçue dans son ensemble, comme formant un tout exerçant sur la planète une action systématique pour la meilleure satisfaction de nos besoins.

Cette conception est fort remarquable au point de vue abstrait, et constitue une vue large, quoique imparfaite, de la limite vers laquelle nous devons tendre. Mais, si l’on veut procéder tout de suite, d’après cette voie absolue et imparfaite, à la réalisation pratique, les conséquences les plus désastreuses font ressortir immédiatement l’insuffisance profonde de l’économie politique.

1o -   On fait ainsi abstraction des diversités nationales actuelles, de sorte que l’application de ce principe, prétendu humanitaire, devient terrible. Voilà, par exemple, le cas de l’Inde où chacun est
attaché à sa profession par des principes religieux absolus. Mettez donc de tels malheureux, que leurs convictions lient à leurs métiers, en concurrence immédiate avec les puissantes machines occidentales? Aussi, le cas de l’Inde présente-t-il une des situations où le fameux principe du libre-échange est le plus on défaut, et c’est peut-être ici que la prostitution du mot progrès, pour justifier l’exploitation d’indignes bandits cummerciaux a été la plus odieuse. Je pourrais, à un moindre degré, appliquer ces considérations au cas de la Chine et du Jopon, et mème à l’Occident, malgré les pompeuses déclamations littéraires qu’on ressasse sans cesse sur un tel sujet. On voit donc qu’en négligeant, par la brutale application du libre-échange, l’inégalité de développeinent des diverses sociétés de la planète, on arrive à produire un désordre épouvantable. il n’y a que ceux qui se consolent de tout, par l’immensité des chiffres des affaires économiques, qui peuvent ainsi prendre leur parti des souffrances imposées aux masses humaines par ces dangereuses spéculations abstraites.

2O --  Le développement du libre-échange, surtout imposé par l’Occident à l’Orient, conduit à ces fortunes à la fois nombreuses et puissantes qui, acquises en dehors de toute considération quelconque de moralité, rendent la richesse odieuse et méprisable.

3O-- Enfin, cette considération exclusive d’un équilibre économique universel, sans la considération d’une préalable rénovation religieuse universelle, supprime le civisme, base éternelle de toute existence sociale, et la moralité, couronnement final de l’état normal,

Je viens ainsi, dans ces diverses conceptions fondamentales de l’économie politique, d’indiquer la source des illusions tenant à la constitution incomnplète et métaphysique de cette prétendue science.
Du reste quand, au siècle dernier, surgirent ces conceptions alors si nouvelles et si utiles, et qui ont joué un rôle si efficace, désormais épuisé, une vive discussion signala quelques-uns des principaux inconvénients de ces doctrines économiques. Cette discussion, trop oubliée et trop mal jugée, peut mainte­nant étre convenablement appréciée du point de vue élevé où nous sommes placés.
L’adversaire éminent des doctrines économiques fut le célèbre abbé Galiani; je dis adversaire éminent, car tout en signalant les côtés faibles et insuffisants de ces conceptions, il en adoptait au fond la partie
 la plus applicable. Les diverses objections de Galiani ont été présentées dans les Dialogues sur le commerce des blés (1 – Londres,1770), qui sont de véritables chefs-d’oeuvre d‘esprit, d’art et souvent d’une admirable  agacité. Citons le passage suivant:

« Le chevalier . - Au reste, je conviendrai que la plupart des anciens règlements, lorsqu’ils ont été faits pour la premnière fois, étaient pleins de sagesse et de raison, parce qu’alors ils ont été faits selon le temps et les circonstances.

 Le marquis. — Oh! que j’ ai de plaisir à vous entendre parler ainsi! En vérité, tous les auteurs modernes traitent nos ancêtres bien durement. .A les en croire, on dirait qu’ils marchaient à quatre pattes. On répète à chaque ligne qu’ils ne connaissaient ni vrais intéréts de la nation, ni la balance du commerce, ni les principes de bonne administration, qu’ils respectaient ni la probité, ni la liberté! En un mot, un les représente à nos yeux comme une troupe de tyrans aveugles, qui frappaient une barre de fer sur un troupeau d’esclaves stupides. Les plus doux et les plus réservés de ces écrivains se contentent de dire que nos bons ancétres étaient un peu bètes. Ces propos m’ont toujours fait de la peine par mille bonnes raisons,  et surtout parce qu’il me paraît à moi incontestable que nous descendons de nos ancêtres

Ainsi l’abbé Galiani comprend-il admirablement bien qu’il était absurde de juger, au point le vue d’un ordre économique abstrait, ce qui doit être apprécié en tenant surtout compte de la situation politique. Il met ainsi le doigt sur l’irrationalité du caractère absolu de l’économie politique.

Comme à l’ordinaire, les critiques judicieuses et souvent profondes de Galiani n’arrêtèrent nullement l’évolution socialement opportune de l’économie politique, dont les principales analyses scientifiques avaient du reste une incontestable valeur abstraite. Mais, au fond, personne ne réfuta réellement Galiani, sauf la profonde appréciation où Turgot (1) signale à la fois le caractère necessairemnent abstrait de toute vraie conception scientifique, ce que Galiani avait trop méconnu, et en méme temps l’inopportunité sociale de ces critiques contre une appréciation exagérée sans doute, mais indispensable dans la situation correspondante de l’Occident.

Outre l’admirable force abstraite de Turgot, on sent ici l’incomparable supériorité morale de ce grand homme. Du reste, on doit remarquer que comme ministre, et comme administrateur, notre grand Turgot savait apporter à la tendance trop absolue des principes économiques tous les tempéraments nécessaires.
Enfin, je dois terminer cette digression historique par quelques paroles de Sieyès, où il a parfaitement senti la véritable relation de la théorie à la pratique:

« Tant que le philosophe n’excède point les limites de la vérité, ne l’accusez pas d’aller trop loin. Sa fonction est de marquer le but; il faut donc  qu’il y arrive. Si, restant en chemin, il osait y élever son enseigne, elle pourrait étre trompeuse. Au contraire, le devoir de l’administrateur est de combiner et graduer sa marche, suivant la nature des difficultés. Si le philosophe n’est au but, il ne sait où il est; si l’administrateur ne voit le but, il ne sait où il va»    (Sieyés, Qu’est-ce que le Tiers-État ?)


(1)  Vous êtes bien sévère; ce n’est pas là un livre qu’on puisse appeler mauvais, quoiqu’il soutienne une bien mauvaise cause; mais on ne peut la soutenir avec plus d’espirit, plus de grâce, plus d’adresse de bonne plaisanterie, de finesse même , et de discussion dans  les détails. Un tel livre, écrit avec cette élégance, cette légèreté de ton, cette propriété et cette originalité d’e expression, et par un étranger, est un phénomène peut-être mimique. L’ouvrage est trés amusant, et malheureusement il sera très difficile d’y répondre de façon à dissiper la séduction de ce qu’il y a de sérieux dans les raisoinnemeuts, et de piquant dans la forme. (Lettre à lábbé Morellet. Limonges, 17 janvier 1770)
Vous croiriez que je trouve son ouvrage bon, et je ne le trouve que plein d’esprit, de génie même, de finesse, de profondeur, de bonne plaisanterie, etc., mais je suis fort loin de le trouver bon, et je pense que tout cela est de l’esprit infinitement mal  employé, et d’autant plus mal qu’il aura plus de succès et qu’il donnera un appui à tous les sots et les fripons attachés à l’ancien système, dont cependant l’abbé s’éloigne beaucoup dans son résultat. Il a l’art de tous ceux qui veulent embrouiller les choses claires, des Nollet disputant contre les  Frankln sur l’électricité, des Montaran  disputant contre M. le Gournay sur la liberté du commerce, des Caveyrac attaquant la tolérance. Cet art consiste à ne jamais commencer par
 le commencement, à présenter, le sujet dans toute sa complication, ou par quelque fait qui n’est qu’une exception, ou par quelque circonstance isolée, étrangère, accessoire, qui ne tient  pas à la question, et ne doit entrer pour rien dans la solution. L’abbé Galiani, commençant par Genève pour traiter la question de la liberté du commerce des grains, ressemble à celui qui faisant un livre sur les moyens qu’emploient les hommes à se procurer la subsistance, ferait son premier chapitre des culs-de-Jatte...
 
    Je dirai encore généralement, que quiconque n’oublie pas qu’il y a des Etats politiques séparés les uns des autres et constitués diversement ne traitera jamais bien aucune question d’économie politique: je n’aime pas non plus à le voir (Galiani) toujours si prudent, si ennemi de l’enthousiasme, si fort d’accord avec le ne quid nimis, et avec tous les gens qui jouissent du présent et qui sont  fort aises qu’on laisse aller le monde comme il va, parce qu’il va fort bien pour eux, et qui, comme disait M. de Gournay, ayant leur lit bien fait, ne veulent pas qu’on les remue. Oh! toutes ces gens-là ne doivent pas aimer l’enthousiasme, et ils doivent appeler enthousiasme tout ce qui attaque l’infaillibilité des gens en place, dogme admirable de l’abbé, politique de Pangloss»— (Lettre à  Mademoiselle de Lespinasse. Limoges, 26 janvier  1770.)

TROISIÈME PARTIE


DE LA STABILITÉ DE L’ÉQUILIBRE ÉCONIMIQUE


I. — De l’instabilité économique et de ses dangers.

L’analyse philosophique que nous venons d’accomplir nous a donné une connaissance précise des erreurs de l’économie politique et des dangers de son application; nous pouvons maintenant apprécier comment ces erreurs influent d’une façon si fâcheuse sur la situation actuelle de l’Occident et de la Planéte, en donnant une consécration systématique aux excés constamment croissants d’un industrialisme effréné, que l’on prétend dispenser toujours au nom de ces fallacieuses conceptions, de toute direction quelconque. En ne concevant que la vie économique dans sa pleine universalité planétaire, abstraction faite des autres éléments sociaux, on est ainsi arrivé à la proclamation implicite d’un type de vie purement matériel. Produire avec frénésie pour consommer le plus possible, tel est le but unïque que l’on a fini par donner à la vie humaine. Je sais bien, comme je l’ai déjà fait remarquer, que les économistes placent quelquefois dans leurs préfaces de respectueuses salutations à la morale; mais comme ces vagues déclarations ne précisent jamais de vrais devoirs sociaux, elles aflèctent la forme et nullement le fond. Cela est tellement vrai qu’on en est venu naïvement à classer les peuples d’après la quantité de viande qu’ils man­gent. C’est le pendant économique de la singulière classification démocratique des peuples tl’aprês le nombre d’individus qui savent lire, en faisant, bien entendu, soigneusement abs­traction de ce qu’ils lisent.

Une des conséquences les plus regrettables de telles habitudes et des principes qui les consacrent, c’est une instabilité économique constamment croissante.

Un simple coup d’oeil jeté sur la société occidentale, et surtout sur les deux populations française et britannique met en parfaite évidence un tel phénomène social. Il y a évidemment une incessante excitation  à un changement continuel, soit dans les moyens de production, soit dans les habitudes de consommation, soit enfin dans les diverses relations des consommateurs aux producteurs ou des divers producteurs entre eux. Cette instabilité excessive tient à l’exclusive préoccupation d’une production effrénée, toujours dirigée par des motifs exclusivement persennels, sans aucune intervention quelconque de motifs moraux et sociaux. L’économie politique a systématisé cette exclusive intervention de la personnalité dans la vie industrielle or, la personalité, sans contrepoids moral, pousse toujours à ha variabilité indéfinie, surtout lors­qu’elle est armée, comme de nos jours, des plus puissants moyens de satisfaction.

On a même, sous le nom de progrès fait une sorte de dogme distinct de cette instabilité.

Une école fameuse, dont l’action a été et est encore aujourd’huï si profondément désastreuse, a effectivement systematisé une telle instabilité en tirant explicitement les conséquences de l’esprit propre à l’économie politique. Elle a été fidèle, dans ce cas-là, à l’esprit du triste chef qu’elle s’était donné. Ainsi, Saint-Simnon a publié un mémoire ayant pour titre Mémoire pour mettre les propriétaire dans la même situation que les  commerçants, par rapport aux prêteurs. Le but de cette conception était d’appliquer aux instruments la motilité qui convient seulement aux provisions, en méconnaissant ce que la sagesse de tous les peuples avait admis et respecté, et que les légistes avaient mème pratiquement uti­lisé dans la grande distinction entre les meubles et les imrneubles. Cette distinction est l’ébauche de la grande division d’Auguste Comte entre les instruments et les provisions. Mais l’ébauche des légistes, insuffisante au point de vue théorique, et même de nos jours au point de vue pratique, les avait néanmoins conduits à instituer  des règles différentes dans l’emploi comme dans la transmission de ces deux sortes différentes d’objets. Saïnt-Simon, en méconnaissant cette grande distinction et en demandant l’assimilation des instruments aux provisions, poussait évidemment à la plus grande instabilité économique possible. 
  
Aussi, ses successeurs ont-ils été conduits à l’idée de réaliser pratiquement la conception du maître en proposant la représentation de toutes les propriétés et de tous les instruments par des titres facilement négociables, et qui méme seraient devenus, finalement, de simples titres au porteur. De cette manière, et convenablement manipulée par d’habiles faiseurs, grâce au triste emploi de l’anonymat, la circulation de tels titres, supprimant toute responsabilité, aurait donné lieu à la plus étonnante orgie économique qu’il soit possible de réver. L’instabilité de toutes les situations aurait créé une anarchie industrielle et morale véritablement sans nom. Sans doute, les lois naturelles de l’ordre social, le poids fatal des habitudes et des antécédents auraient opposé bientôt d’insurmontables obstacles à la réalisation de ces désastreuses utopies, mais la simple émission de telle conception ne rend que trop évidente une instabilité économique qu’on a osé systématiser à un tel degré; instabilité qui ira évidemment en croissant, puisqu’elle n’est plus combattue que par d’anciennes habitudes et des principes épuisés, qui deviennent chaque jour plus incapables de défendre l’ordre social.

L’instabilité économique ainsi bien constatée, il nous faut, avant d’indiquer les moyens convenables de la régler insis­ter, avec plus de précisioms que je ne l’ai fait jusqu’ici, sur ses graves dangers.

Les dangers de l’instabilité économique sont personnels, domestiques et sociaux. de vais  apprécier
 sommairement à ce triple point de vue.

Les dangers personnels de l’ia.statiiué économique sont de plusieurs sortes.

Il est d’abord de toute évidence qu’une telle instabilité constitue nécessairement une prédisposition à la folie. L’état normal suppose toujours une double subordination nécessaire de l’homme au monde et à l’Humanité (1) ((1)Des symptômes intellectuels de la foile, par Dr. Eugèe Sémérie. I vol., chez Adrien Delahaye,  place de l’Eçole – deMédicine-Paris,1867. )

Or, l’instabilité croissante des positions est évidemment une des conditions les plus efficaces pour déterminer l’incohérence, qui est à la fois une des causes et un des caractères de la folie.

D’un autre côté, cette instabilité continue accroît l’éréthisme nerveux qui est la conséquence d’un état de civilisation aussi complexe que celui de l’Europe occidentale, et par suite, elle contribue aux dangers considérables de cet éréthisme (1). (1) (Voir l’Appel aux médicins, par le doucteur Aaudiffrent, Paris, Dunod,1862 )


Le grave danger de l’institution irrationnelle de l’économie politique actuelle, c’est précisément
de ne pas apprécier les conséquences mentales et morales des divers modes de l’activité industrielle; cette prétendue science procède toujours comme si le but de la civilisation était de faire des consommateurs seulement et non pas des hommes et des citoyens. Tandis que la science sociale, constituée d’une manière vraiment positive, ne perd jamais de vue la destination finale de l’évolution, qui consiste dans notre universel perfectionnement. C’est pour cela que, considérant l’activité industrielle comme un simple élément de l’organisme collectif, nous venons d’apprécier les conséquences de l’état desordontié de cette activité sur la constitution humaine elle-même (2).

(2) Tout le monde connaît les effets désastreux d’un régime manufacturier désordonné sur la constituition des ouvriers qui y participent. La race se trouve atteinte et dégradée. A un tel phénomène incontestable les économistes ne savent répondre que par l’uniforme répétition du laissez faire, laissez passerIl y a plus: on a vu souvent les chefs manufactoriers eux-mêmes tirer de ce spectacle des accusations contre le prolétariat. Ils oublient que cette situation implique pour eux une grave responsabilité, puisqu’un de leurs premiers devoirs est de faire tous leurs efforts pour y remédier. Du reste, la honteuse participation de tant de chefs industriels au system d’hypocrisie théologique ne vérifie que trop le degré d’abaissement  où la plupart sont tombés.

Les dangers domestiques d’une excessive instabilité économique sont non moins évidents que les dangers personnels, et on le concevra facilement en remontant à la vraie conception de la famille humaine.

Ce  qui caractérise la famille humaine, et la différencie essentiellement de la famille animale, c’est la continuité, tandis que la seconde se réduit au fond à la simple solidarité actuelle; avoir un passé et un avenir, tel est le vrai caractère de la famille, dont les classes aristocratiques ont seules jusqu’ici offert un véritable type.

L’anarchie économique tend à desorganiser la famille, puisque l’économie politique n’a jamais pu s’élever à une conception positive de cette grande institution sociale. Au lieu de considérer la société, d’après la réalité scientifique, comme composée de familles, elle la conçoit, au contraire, comme une simple réunion d’individus poursuivant le bien— être dans un but purement personnel.

L’anarchie économique reçoit ainsi une consécration, en apparence scientifique, qui aggrave une telle situation. Apprécions d’une manière plus détaillée cette influence de l’instabilité proprement dite sur la famille.

En premier lieu, elle tend it supprimer la fixité du domicile, première condition de l’existence normale de toute famille quelconque. Le profond instinct qui caractérise le langage a conduit, en effet, à désigner sous le nom de maison toute famille véritable, comme le montrent les classes aristocratiques. Mais bien loin d’étendre graduellement à tous ce type supérieur, l’instabilité économique tend à altérer profondément la fixité déjà obtenue. L’on est allé tellement loin dans cette voie qu’on a osé dire que notre glorieuse capitale devait finalement étre composée de nomades. Une telle assertion vraiment sincére de la part de celui qui l’a énoncée, n’a trouvé de la part du public qu’une instinctive répugnance non formulée; ce qui prouve la triste dégénération où nous conduit un économisme triomphant. Le résultat final d’une telle conception, s’il était réalisable, serait de transformer Paris en une sorte de vaste caravansérail où tous les enrichis de la Planète viendraient donner le honteux spectacle de la consommation pure, transformée ainsi en une sorte de fonction sociale.

L’instabilité économique agit encore d’une manière moins apparente, mais plus intime sur chaque famille, en  suppri­mant les liens qui résultent il mine similitude d’occupations entre les prédécesseurs et les successeurs . Il est bien entendu qu’il ne s’agit ici de rien d’absolu et qu’il n’est nullement question de porter atteinte à la juste mobilité indispensable à l’existence du grand organisme. Au reste, les solutions positivistes étant surtout morales et non-politiques permettent toujours d’éviter les inconvénients de l’esprit absolu, si antipathique au caractère profondément relatif  de la vraie science.

Quant aux dangers sociaux de la trop grande instabilité economique, ils sont si considérables et si évidents qu’ils ont déjà attiré l’attention d’observateurs consciencieux, dignement préoccupés de notre situation sociale.

Le mouvement industriel a développé un vaste prolétariat, dont l’incorporation sociale constitue le grand problème de notre époque. Or, l’instabilité des habitudes livre cette immense masse à une insécurité croissante et vraiment redoutable. En quelques jours, de nombreux prolétaires sont ex­posés, par une simple modification d’habitude, à être totalement privés de leurs moyens d’existence, sans qu’on puisse, en aucune manière, les en rendre responsables, puisque, par leur situation méme, ils ne peuvent ni prévoir ni pourvoir dans un tel sujet.

Outre l’instabilité dans les habitudes, nous voyons croître sans cesse, par une aveugle préoccupation  du progrès, et aux applaudissements de nos docteurs, une instabilité croissante dans les moyens de production. Les conséquences en sont les mémes que celles de l’instabilité des habitudes, à savoir des chômages fréquents, et souvent terribles, entrainant quelquefois la mort lente de nombreuses victimes. Comme l’a dit sï justement M. Bridges,  «au sein de nos grandes et grandissantes cités, il y a des plaies en comparaison desquelles les massacres féodaux semblent des combinaisons heureuses. A mon idée, il est terrible que le sang soit versé, mais il est autrement terrible que le sang se dessèche et se consume. Le développemient avancé de la société nous offre certainement de plus nobles perspectives, maïs aussi il amène avec lui des dangers do corruption plus affreux et plus fatals. Il y a de­vant nous un ciel plus levé, et un enfer plus profond»

Ces chômages, croissants ci de plus en plus formidables, laissent la vie de milliers d’hommes sans cesse exposée aux dangers les plus extrémes, sans qu’il leur soit possible de les prévoir et encore moins d’y remédier, malgré des assertions qui semblent n’étre qu’une amère ironie, tant elles sont dénuées de tout fondement vraiment sérieux.

Je n’insiste pas davantage sur des propositions si évidentes et j’aborde l’examen des moyens propres
 à remédier au moins suffisamment à de tels inconvénients sociaux.

Il. —- De la nécessité de remédier à I’instabïliié économique et des moyens d’y arriver.

Pour remédier aux inconvenients signalés, il faut d’abord les reconnaitre franchement, sans exagération anarchique comme sans optimisme rétrograde. Voyons les choses telles qu’elles sont; c’est là la première condition pour y apporter une réelle amélioration.

Ceci fait, reconnaissons que le principal remède aux maux sociaux est surtout intellectuel et moral, et secondairement politique. Les institutions n’ont de valeur et d’efficacité qu’autant qu’elles s’appuient sur des principes universellement adoptés, dont elles ont pour but de compléter la réalisation.

Le but à atteindre est donc d’arriver à la formation d’une opinion sous l’influence prépondérante de laquelle les habitudes puissent changer, de manière à revenir enfin à une vraie situation normale, c’est-a-dire sagement progressive, en restant toujours organique.

L’avènement d’une nouvelle conception de l’ordre social, scientifiquement démontrable, fera naître chez chacun de nous des vues et des sentiments qui nous disposeront à modifier notre conduite. C’est ainsi que pourra se régler la vie so­ciale; il n’y a finalement de stable et d’effieàce que ce qui repose sur une libre adhésion volontaire lentement formée.

D’un autre côté, les conceptions universellement adoptées (et elles le seront inévitablement, si elles sont scientifiques) formeront une opinion nullement arbitraire, puisqu’elle sera l’expression de la réalité, qui permettra, d’organiser la réaction de chacun sur tous, de manière à aider l’effort per­sonnel, en diminuant l’intervention de la force qui doit graduellement décroitre, bien que l’on ne puisse espérer l’élimi­ner jamais entièrement.

Voyons maintenant sommairement quelles sont les concep­tions scientifiques, dont l’adoption nous permettra d’améliorer l’ordre social économique, en acceptant avec résignation les dispositions immodifiables.

Il faut d’abord nettement admettre les grands principes définitivement démontrés par les illustres
 penseurs du dix­huitième siècle que j’ai si souvent cités.

La propriété individuelle est la hase fondamentale et nécessaire de toute société; elle est la condition de tout progrès comme de toute dignité, et elle doit étre plutôt consolidée qu’ébranlée.
En second lieu, la division des fonctions économiques est aussi inévitable qu’indispensable.


Enfin, les diverses fonctions abandonnées au jeu naturel des forces individuelles tendent à former un ordre spontané, base inébranlable de tout perfectionnement artificiel.

Mais il faut maintenant établir un second principe absolument méconnu par l’économie politique, et qui sera le point de départ de notre intervention artificielle pour une sage amélioration de l‘ordre naturel.

Ce principe est le suivant : «La richesse est sociale dans sa source et doit l’être dans as destination».

Je ne reviens pas sur la démonstration si évidente, et aujourd’hui si facile, de ce grand principe. (1) ;{1) Voir ,mon Discours d’ouverture du cours philosophique sur l’histoire générale de l’Humanité.  Paris. Vieior Dalmont, 1859.}

 Je veux seulement la compléter en en dégageant les notions qui y sont contenues.
Il faut en effet reconnaître que ce que j’ai dit de la ri­chesse s’applique bien évidemment au travail proprement dit.

Il est de toute évidence que la capacité professionnelle d’un ouvrier, même au degré le plus élémentaire, constitue une lente création de l’Humanité, et qui a exigé des efforts qui remontent aux premiers âges de l’histoire. Le travail est donc social dans sa source, et, par suite, doit l’être dans sa destination.

Il résulte donc de là qu’entrepreneurs et travailleurs, nous sommes des membres necessaires d’ue vaste organisme, et que, par suite, doit disparaître moralement la distinction transitoire entre les fonctions privées et les fonctions publiques.

Il en résulte encore que nous avons tous, dans l’ordre économique, des devoirs à remplir.

De l’adoption de ce nouveau principe découlent des conséquences immenses.

En premier lieu, il n’est plus permis moralement de considérer les variables nécessités de notre personnalité, et ses variables aspirations, comme étant les seules considérations qui doivent entrer dans le règlement de notre conduite; et nous devons introduire dans les actes dc notre vie économique la considération, non seulement dc notre intérét, mais aussi des conséquences sociales de ces actes.

Il faut encore cesser de confondre, comme on le fait de nos jours, la notion de changement avec celle de progrés. et ne pas glorifier de ce dernier nom tout changement quelconque, sans se demander si ce changement constitue une véritable amélioration.

En outre, même lorsqu’un changement constitue un progrès véritable, il est nécessaire de s’enquérir, au point de vue social, de sa véritable opportunité.

Enfin, lorsque le changement projeté constitue un progrès opportun, c’est un devoir inéludable que d’organiser une transaction convenable entre l’état actuel et la situation que l’on veut atteindre.
D’après ces diverses considérations, il incombe à chacun de nous trois ordres de devoirs, tant an point de vue actif, comme agents industriels, qu’au point de vue passif, d’après notre approbation ou notre blâme convenablement motivés.

Un devoir capital et que j’examine le premier, parce que chacun peut participer à son accomplissement  dans une cer­taine mesure, c’est de tendre vers une convenable fixité des habitudes. Comment la vie industrielle pourra-t-elle prévoir et pourvoir, si, à chaque instant, les diverses industries du lo­gement, du vêtement, de l’ameublement, etc., etc., sont soumuses à de brusques soubresauts qui changent instantané­ment toutes les conditions dexistence de ceux qui y participent? Cette fixité comporte, du reste, toutes les lentes modifications que nécessite un convenable perfectionnement. Il est inutile d’ajouter que cette fixité d’habitudes si nécessaire à l’ordre social, a, du reste, les plus heureuses réactions personnelles et domestiques, et qu’elle peut seule pérmettre une véritable perfection esthétique, incompatible avec la prépondérance de caprices indéfinis, émanés le plus souvent des plus infimes et même des plus basses inspirations.

Une seconde condition fondamentale pour arriver à un ordre vraiment normal, c’est de modérer l’instabilité propre à la transformation des modes de production.

Les littérateurs économiques ont beaucoup protesté, avec justice dans une certaine mesure, contre la profonde aversion avec laquelle sont ordinairement accueillis, par les ouvriers, les divers progrès et les nombreux changements qui se sont accomplis depuis quelques siècles, surtout dans l’industrie manufacturière.

Sans doute, il est incontestable que l’évolution préliminaire de l’industrie ayant dû ètre purement empirique, tous les divers progrès, même les plus utiles et les plus néces­raires, ont dû étre plus ou moins perturbateurs, et ne devaient pas, pour cela, étre rejetés. Mais il faut reconnaître aussi qu’à mesure que l’évolution industrielle acquiert plus de puissance, les changements, ou mème les progrès les plus certains, entrainent avec eux des troubles et des malheurs de plus en plus graves pour le prolétariat, et même pour un grand nombre d’entrepreneurs ou chefs industriels. Et de plus, l’empirisme primitif de l’évolution industrielle, à mesure qu’il devient plus perturbateur, devient de moins en moins excusable dans la situation actuelle de l’esprit humain. Car, suivant la profonde formule d’Auguste Comte, l’âge préliminaire de Humanité a dû développer les forces, tandis qu’à l’état  normal, elles doivent surtout étre réglées.

Le problème, à ce sujet comme à tant d’autres,est d’organiser la conciliation de l’ordre avec le progrès, ce qui ne peut être obtenu que par la subordination nécessaire du progrès à l’ordre, dont il ne doit jamais être qu’un convenable développement.

Il incombe d’après cela une série de devoirs à l’ensemble du public, aux chefs industriels et aux prolétaires.

Le devoir général propre à tout le monde, c’est, d’après la conception positive de l’ordre industriel, de changer enfin la conception empirique d’après laquelle toute modification quelconque à ce qui est établi est considérée comme un progrés. Il faut concevoir enfin qu’il est du devoir de chacun de nous de n’appuyer un progrès réel qu’alors qu’il est opportun et graduellement introduit avec une transition convenablement organisée.

Aux chefs industriels incombe le devoir spécial d’organiser une telle transition. Il y a là une sorte d’extension du principe de l’indemnité pour cause d’utilité publique; c’est à ceux entre les
 mains desquels sont concentrés les capitaux humains à prévoir les crises et à y pourvoir; c’est à eux d’instituer un adoucissement aux maux qu’entraîne toute modification un peu intense dans les moyens de production. Il y a là un irrécusable devoir dont la démonstration est facile et presque évidente.

Quant au prolétariat, son intervention, à ce sujet, est plus passive qu’active. Néanmoins, quand il sera régénéré par une suffisante adoption des principes positivistes, il participera énergiquement au maintien de l’ordre économique en refusant le concours de son travail à un progrès, dont l’utilité ou même l’opportunité ne sera pas démontrée. Le Positivisme fournira à ce sujet des principes communs d’appréciations et même d’entente.

Quant aux opérations industrielles inutiles ou nuisibles, le refus de concours constitue un devoir moral entièrement strict. Nous pourrons ainsi voir surgir des grèves vraiment sociales, tandis que jusqu’ici, même lorsqu’elles étaient le plus légitimes, elles étaient toujours altérées par un profond caractère de personnalité.

Mais, pour qu’un ensemble de pareils devoirs puisse être efficace de la part du public, des chefs ïndutriets et du prolétariat, il est nécessaire que la responsabilité puisse être toujours sérieusement appliquée. C’est pour cela qu’il faut tendre à diminuer, au lieu de l’étendre, le principe de l’anonymat dont la désastreuse prépondérance supprimerait finalement toute responsabilité personnelle, sans laquelle néanmoins il ne peut y avoir ni dignité, ni ordre moral.

Enfin, on comprendra que la richesse et le travail étant une production de l’Humanité tout entière, et sur laquelle reposent son existence et son développement, il faut éviter, autant que possible, les changements surtout brusques, qui sont cause d’une immense déperdition de forces. Car, dans ces changements, il y a à la fois perte de matériaux et perte de force mentale et morale, par la nécessité où sont les agents de production d’acquérir de nouvelles aptitudes. Une telle conception doit être généralisée et systématisée, d’après une vue d’ensemble de l’ordre économique.

Il y a, dans l’ordre économique, trois fonctions essentielles:

la production, la conservation et la transmission.

Les économistes, comme le public, faute de vues suffisarnment générales de l’ordre social, attribuent aveuglément à la production une exclusive prépondérance.

Il faut revenir à une plus saine appréciation: la conservation et la transmission influent, pour une part au moins aussi considérable que la production sur l’ordre économique. Il y a plus, c’est surtout à la conservation complétée par la transmission qu’est due la formation du capital et son graduel accroissement. Cette appréciation de la conservation lui confère sa véritable dignité et explique suffisamment la nécessité de subordonner la production à la conservation.

Nous pouvons, de plus, déduire de cette sommaire analyse le véritable caractère du rôle économique de la femme.

La conservation ayant repris sa véritable place dans l’ordre économique, la femme nous apparaît alors
comme devant jouer, et ayant réellement joué, un rôle immense dans la vie industrielle, sans jamais néanmoins sortir de la famille. La femme a, dans la famille et par suite dans la société, une fonction essentiellement conservatrice; elle doit être, suivant une admirable expression. la ménagère, sans jamais être ouvrière. Par une telle position, elle contribuera, comme elle a contribué, dans une immense proportion, à la formation de la richesse humaine. Cette appréciation incontestable, quoique contraire aux grossières conceptions actuelles, nous fait voir en même temps que le Positivisme doit trouver dans les femmes convenablement éclairées un immense appui pour organiser enfin, par la prépondérance de la morale, la subor­dination du progrès à l’ordre.

III Conclusion.

Ainsi, en résumé, il faut reconnaître, comme des propositions démontrées, et auxquelles il est de notre devoir de conformer notre conduite :
1) Que l’appropriation individuelle de la richesse est la condition nécessaire de toute existence sociale;
2) Que la décomposition du travail en fonctions distinctes est aussi inévitable qu’indispensable;

3) Que les diverses fonctions, abandonnées à elles-mêmes, sous l’impulsion de la responsabilité personnelle de chacun de leurs agents, tendent à former un ordre spontané ou naturel, base nécessaire de toute action modificatrice quelconque.

Mais après avoir constaté, par ces trois propositions, l’existence d’un ordre naturel économique, nous avons démontré la nécessité d’une modification de cet ordre spontané.

Nous avons, dès lors, établi:

1)  Que, puisque l’ordre économique se constitue d’après des lois naturelles, nous pouvons, par cela même, et nous devons, par conséquent, l’assujettir à un convenable perfectionnement institué par une action systématique dégagée de tout arbitraire;

2)  Que, pour cela, il faut admettre le principe désormais incontestable que la richesse et le travail sont sociaux dans leurs sources et doivent l’étre dans leur destination;

3) Que, d’après cela, il y a, pour chacun, un irrécusable devoir à introduire dans l’accomplissement des divers actes industriels, d’autres considérations que celles purement personnelles, et que nous devons apprécier les conséquences sociales de notre vie industrielle, de manière à modifier ainsi notre activité et à contribuer à une sage amélioration de l’ordre naturel;

4) Que nous devons surtout, dans les divers actes de notre vie matérielle, tendre à une fixité suffisante pour éviter les changements et adoucir les inconvénients nécessaires de toute modification lente et opportune.

Ainsi se trouvent établies les lois de l’ordre naturel économique et les principes d’une sage modificabilité.

Sans doute, sur un sujet de si vaste importance, je n’ai pu présenter que des considérations trop peu développées; mais j’aurai atteint le but essentiel que je poursuis s’il en résulte le profond sentiment de la nécessité de la stabilité de l’ordre économique, la vue précise de la supériorité de la conservation sur la production, la conception enfin de la nécessité de tou­jours subordonner le progrès à l’ordre.

Puissions-nous arriver enfin à ne considérer tout changement économique qu’avec cette sage prudence qui doit présider à toute destruction! Puissions-nous arriver à cette disposition d’accueillir avec circonspection les progrès toujours si pompeusement annoncés, de manière à exiger la convenable démonstration que ces progrès sont réels et perfectionnent effectivement l’ordre existant!

Quand cette transformation, à peine commencée pour quelques intelligences, sera enfin accomplie parmi un grand nombre d’hommes, on aura fait immensément pour le bonheur du genre humain; et tout l’ensemble des conceptions scientifiques que je viens d’exposer a pour but d’atteindre finalement le grand progrès moral.

Pierre LAFFITTE.

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